Comment boire l’eau du puits

Le mot « âge », qui renvoie tout simplement à une « période de la Vie », est pourtant l’un des mots les plus passionnants de notre langue. ll est en effet beaucoup plus complexe qu’il n’en a l’air. D’abord, il a une étymologie curieuse. C’est à partir de la racine latine (aetus) qu’a été formé le terme aticus, qui signifie « appartenant à» ou « propre à» et que l’on retrouve comme terminaison dans beaucoup de mots: silvaticus, « de la forêt »(Silva) et viaticus, « de la voie » (via). Plus tard, aticus a donné en français 1e suffixe « ~age » et de nombreux mots tels que«sauvage » pour silvaticus, «voyage » pour viaticus, « langage » » village >>, « mariage », etc.

De plus, bien qu’il désigne simplement une « période de la Vie », le mot « âge » renvoie d’une façon plus généraleàce qui caractérise une période de l’existence. Il devient très intéressant lorsqu’il prend la forme d’un verbe: « to age » en anglais signifie devenir Vieux » (to grow old). Mais que signifie donc « to grow old »? Assez étrangement, sous sa forme latine (alo), comme sous sa forme germanique ancienne (alt), le mot«old » signifie nourrir » et « élever ». Enfin, alo signifie renforcer, augmenter, progresser, gagner en hauteur ou en profondeur. Ainsi, étymologiquement, « to grow old », (prendre de l’âge), signifie croitre ». Il est fascinant de voir combien ce terme a évolué, puisqu’il a pris le sens complètement oppose d’usé, d’abimé, de décrépit et d’inutile.

Autrement dit, en creusant le sens du mot « âge », mot à la fois simple et étrange, nous nous trouvons placés devant une ambiguïté de nature capitale. « Vieillir » signifie soit grandir, augmenter, gagner en grandeur et en profondeur, soit diminuer, se dégrader, s’user, devenir décrépi et inutile.

Le fait qu’un mot aussi fondamental renvoie a deux phénomènes tellement opposés – croissance ou dégénérescence – a quelque chose de choquant. C’est la preuve que les attributs de chaque étape de l’existence humaine ne sont ni prédéterminés, ni prévisibles et que la direction que prend notre vie, loin d’être fixée une fois pour toutes, est fonction de nos choix.

Cette ambiguïté de fond reflète l’ambiguïté du vieillissement. L’existence humaine peut emprunter le chemin de la croissance et de la vigueur, tout comme elle peut emprunter celui de la décrépitude et de la dégénérescence.

La vieillesse peut très bien signifier croissance plutôt que déchéance: c’est ce que nous révèle l’étymologie du mot. On verrait presque dans cette implication linguistique l’expression d’un « inconscient collectif » relatif à l’espèce et au potentiel qui est en nous. Or, cela fait des siècles qu’elle reste enfouie au cœur de notre langue dans l’attente d’une entière révélation.

Nous savons suffisamment de choses sur l’anticipation et sur la mobilisation qu’elle exerce sur l’organisme pour comprendre combien elle est cruciale dans le processus du vieillissement, lorsqu’il s’agit de distinguer entre les deux sens opposés du terme « Vieillir ». Si nous voyons les années futures comme un processus de développement continu, il y a de fortes chances pour qu’effectivement nous les vivions ainsi. Si en revanche, nous nous attendons à nous sentir chaque jour plus fatigués et plus décrépits, la prophétie se réalisera probablement d’elle-même.

L’anticipation est le fer de lance qui fonde notre système de croyances. Elle a la particularité de se justifier elle-même: elle programme l’avenir, de sorte que 60 ans après, on peut, en prononçant les mêmes paroles -«C’est exactement ce que j’attendais » – soit sourire devant les progrès accomplis, soit grimacer en constatant sa décrépitude. Dans les deux cas, on a obtenu ce qu’on attendait: il était impossible d’imaginer autre chose.

Le temps, c’est la rançon de l’existence. On -peut passer 60ansàse demander ce qu’on attend et s’apercevoir, au bout du compte, qu’il est trop tard!

Le fait de croitre ou de régresser tout au long de la vie ne dépend donc pas de faits connus mais d’éventualités attendues. Le temps, rançon de l’existence, est toujours anticipation. Or, cette rançon est fonction de nos prévisions. Lorsque nous comprendrons que notre vie est un investissement tout aussi important que n’importe quel autre investissement, nous pourrons aborder l’avenir de manière très différente.

Bien plus, la façon dont nous investissons  détermine les fruits que nous recueillons. Il s’agit de savoir si, pour nous, la vie constitue un investissement aussi valable que, par exemple, l’immobilier ou les titres en bourse.  Nombreux sont les hommes et les femmes qui attachent moins de valeur à l’avenir de leur propre corps qu’a celui de leurs biens matériels. Nombreux donc sont ceux qui récoltent ce qu’ils ont semé, « ce qu’ils attendaient ». Or, on peut même aller jusqu’a dire, pour reprendre un verset connu de la Bible: « A quoi servirait-il a un homme de gagner le monde, s’il perdait son âme »? et y ajouter: « s’il perdait son corps ».

Les choses ne devraient pas se passer ainsi. Nous en savons désormais assez sur l’anticipation pour choisir, délibérément, la croissance, le progrès, l’augmentation en hauteur et en profondeur de notre corps et de notre âme (et plus exactement de notre soma »). N’est-ce pas l’anticipation qui va les « nourrir » et les faire croitre.

Celui qui sait que son organisme se développe a généralement assez de force et de persévérance pour surmonter les défaites, les stress et les traumatismes de la vie. II sait que les maux dont il est victime ne sont pas des « signes inévitables du vieillissement », mais des adaptations de son organisme en vue des circonstances futures.

Celui qui a compris que le vieillissement est un processus de croissance ininterrompu a le pouvoir de vaincre ses maux et de triompher en toute circonstance. Ne pas admettre la défaite, ne pas abandonner, ne pas renoncer, c’est boire à la source de vie, découvrir qu’au fond, la vie est un processus continuel de rédemption et de régénération.

  Extrait de Thomas Hanna : La Somatique